D.É.L.I.É.E

D.É.L.I.É.E est un essai, une forme d’expérience de contre-critique littéraire, un engagement dans les livres, l’écrit et les mots. D.É.L.I.É.E se présente comme un voyage à travers les déambulations de nos réflexions, de nos pensées sur l'art, la société, la vie. Ce blog est aussi un projet global consacré à de nouveaux imaginaires en littérature. 


Paula Anacaona « On peut être noire et du côté du capital »

Paula Anacaona est traductrice, éditrice et auteure de plusieurs ouvrages. Elle vient de publier 1492, Anacaona l’insurgée des Caraïbes, un roman illustré (les dessins sont de Claudia Amaral) qui se penche sur la « Rencontre » tragique à Ayiti entre le peuple Taïno, – Indiens des Antilles – et les conquistadors menés par Christophe Colomb. L’histoire des Taïnos et du dessein colonialiste à « visée exterminatrice » des Espagnols est racontée du point de vue de ceux qui ont été désignés comme Autre. La voix d’Anacaona, femme cacique de l’un des plus puissants royaume d’Ayiti puis reine de l’île jusqu’à sa mort en 1503 à l’âge de trente ans fait resurgir le combat de son peuple oublié.
Avec Tatou, son premier roman publié en 2018, l’auteure de Jorge Amado, sur les terres du cacao (2016) fait résonner sans tabou les mots d’une héroïne noire, qui a réussi à devenir présidente d’une multinationale grâce à un parcours brillant et à une ambition décomplexée, dans un Brésil où le sort des pauvres ne compte pas. Inégalités sociales et raciales, absence du père, mythe de la superwoman, Toni Morrison ou la littérature noire, racisme, fric et sociétés d’apparence… La fiction (très drôle) fait exploser des sujets qui fâchent. Récit-interview. 1/2

AVANT…

UNE PETITE MISE AU POINT SUR…

LES VERTUS DE L’IMPRÉVU

Lorsque l’imprévu frappe à notre porte il est rare que nous l’accueillons de gaieté de cœur. Nos sens sont déboussolés, nos nerfs battent à cent à l’heure et nos pensées divaguent. « Comment ce jour où tout était censé s’accomplir sans entraves ni soubresauts a pu dériver de la sorte ? », se demande t-on. La mauvaise chance est pointée du doigt et le hasard vilipendé comme un sagouin. Pourtant, l’imprévisible a du bon. Il pousse à chercher, à inventer, à étonner son être et l’habituer à prendre goût à la mésaventure. Ce qui devait être une interview fouillée comme on les aime sur D.É.L.I.É.E, se transforme en un récit-interview dans laquelle l’auteure de ces lignes prend la liberté de raconter (en partie) à la première personne cette discussion d’un caniculaire jour de juin avec une éditrice, traductrice et écrivaine rencontrée lors des dernières rencontres populaires du livre à Saint-Denis. L’auteure de ces lignes s’autorise aussi à donner le plus de détails possible au lecteur comme pour mieux interpeller son attention.

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Photo by Unsplash


Sommes-nous des obsédées de la race, des inégalités sociales, de féminisme noir et autres sujets liés à des vérités qui dérangent ?

Dans ce nous, je m’inclue et je compte également la voix de l’interviewée. Ces derniers mois, mes lectures m’ont amenée vers des contrées où la complexité a sa place. La complexité humaine, j’entends. De Toni Morrison, en passant par Jean-Claude Charles, le collectif afroféministe Mwasi, Jamaica Kincaid, Fassbinder, Chester Himes, Jackson Thelemaque ou encore Djamila Ribeiro, Gauz et Paula Anacaona, j’ai ingurgité des histoires de violence, de droits niés, de races rêvées, de femmes puissantes blessées, d’origine des autres fantasmés, d’Histoire tronquée voire effacée, de destins imposés, d’imaginaires à construire, d’amours nés. Paula Anacaona ne le cache pas. Ces sujets qui, dans une certaine sphère médiatique passent pour des thématiques de seconde zone ou sont traités de manière superficielle et racoleuse, la taraudent aujourd’hui. Ils font même quelque part partie de la raison d’être de sa maison d’édition du nom de cette Reine haïtienne, guerrière taïno qui au XVe siècle a lutté contre les conquistadors Espagnols au prix de sa vie.

Fondée en 2009, les éditions Anacaona proposent une « littérature marginale », celle qui est « peu mise en avant », confie la franco-brésilienne qui a longtemps traduit les livres d’auteurs brésiliens pour plusieurs maisons d’éditions françaises. C’est d’ailleurs ainsi que l’auteure découvre les écrits des « gens des favelas » et en parle autour d’elle de manière enthousiaste. Sauf que lorsqu’elle fait référence à un certain Ferréz et à son polar Manuel pratique de la haine à une éditrice, elle sent bien que le message envoyé à cet écrivain originaire d’une favela de Sao-Paulo est : « Reste à ta place  ! ». « Je me suis alors dit que c’était à moi de publier cet auteur », me dira Paula Anacaona.

À lire aussi : Amitié et Féminisme font-ils bon ménage ? 

« L’engagement, consiste à être contre les inégalités »

Une autre anecdote révélée par l’écrivaine durant l’interview (symptomatique peut-être de ma question initiale : « Sommes-nous des obsédées de la race, des inégalités et autres sujets liés à des vérités qui dérangent ? ») permettra à mon être pensant de s’interroger sur ce qui en littérature et dans l’art est de l’ordre du politique, au sens large. En rentrant en train d’un festival auquel elle a participé début juin et après une tournée de promotion des livres de Djamila Ribeiro, maître en philosophie politique et figure du mouvement féministe noire au Brésil, (dont on vous parlera prochainement sur le blog), Paula Anacaona a expliqué s’être achetée le premier tome d’un livre très connu, vendu à des millions d’exemplaires à travers le monde, histoire de se changer les idées et de sortir la tête de ces « sujets liés à des vérités qui dérangent » comme je les appelle. Qu’en a t-elle pensé ?

« Je n’ai pas été du tout été touchée par cette histoire. Elle ne m’a pas secouée, je suis déçue », avoue cette dévoreuse de livres engagés qui édite des livres engagés. L’engagement, « c’est être contre les inégalités » selon Paula Anacaona. Aujourd’hui, le terme est sur toutes les bouches mais en littérature, il semble presque insultant. Tout se passe comme s’il nuirait à cette idée d’un art qui ne devrait pas avoir affaire avec ce qui se rapproche du politique. Mais l’éditrice et écrivaine le confesse sans crainte ni tabou, elle aime la littérature dite engagée. Qu’elle définit comme : « ce qui dérange, dénonce et ne laisse pas dormir la nuit ».

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Le premier roman de Paula Anacaona Tatou, est écrit à la première personne et le ton de la narratrice, cette héroïne noire, riche franco-brésilienne, décrite comme une « métisse noire » m’a tout d’abord rappelé ces voix féminines des séries télévisées anglophones en vogue depuis quelques années : Sex and the city (of course), Girls, Nola Darling, Fleabag mais aussi Insecure. Ces voix mi-trash, mi-désespérée, mi-autoritaire, mi-antipathique, mi-schizophrène, et surtout drôles auxquelles il est facile de s’attacher se moulent plutôt bien en Victoria, un personnage moderne qui vit dans une société moderne. Tout semble réussir à cette femme d’affaires ambitieuse à la personnalité complexe qui vit dans un pays obsédé par la richesse et l’apparence et où être pauvre semble être une sorte de châtiment. L’héroïne dépeint en même temps que ses pensées sur sa propre vie de femme et de mère, les travers et réalités du Brésil avec une certaine délectation et plus on avance dans l’histoire, plus on va se rendre compte que ce pays pourrait incarner la duplicité de Victoria.

À lire aussi : Quelle place pour la parole noire ? 

« J’ai beaucoup d’affection  pour ce personnage, elle est restée près de moi longtemps », avoue Paula Anacaona. Pour l’éditrice, concevoir cette héroïne a été plutôt « facile » comme si tout coulait de source comme on dit. La protagoniste a pris naissance avec sa première nouvelle Super-Carioca (2016) dans laquelle l’écrivaine raconte l’histoire d’une superwoman vivant à Rio de Janeiro. Mais plus qu’un personnage féminin puissant, c’est surtout une « héroïne noire et riche », qu’a voulu camper dans son premier roman, l’auteure de 1492, Anacaona l’insurgée des Caraïbes.

« Victoria c’est le genre de filles que je ne voyais pas dans les livres et dans les films. J’avais envie de créer le personnage d’une femme noire, riche, indépendante qui est à la tête de sa société et qui réussit », raconte l’éditrice. « On peut être noire et du côté du capital », affirme Paula Anacaona. « Le fait que mon héroïne soit riche, c’était quelque chose de très important pour moi. J’avais envie à travers mon personnage de montrer qu’une femme noire pouvait être riche mais aussi les mauvais côtés de la richesse. Ce n’est pas parce que Victoria est riche qu’elle n’est pas exempte de certains préjugés de classe. »

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Paula Anacaona © Pedro Heinrich

Surtout, à travers Victoria, c’est « l’humanité des femmes noires » que cherche à mettre en lumière Paula Anacaona. « Je trouve que c’était important de montrer qu’on est des femmes comme tout le monde avec nos bons et nos mauvais côtés. Mon héroïne est assez irritante, un peu pétasse, chiante. Mais elle est en même temps super attachante. Ce genre de personnages existe pour des femmes blanches, c’est-à-dire, pour des gens qui dans les livres sont nuancés, alors que pour les personnages noirs, on est soit tout bon, soit tout méchant »  poursuit l’auteure, métisse franco-brésilienne, qui petite aurait aimé voir à la télévision et dans les livres qu’elle lisait, des personnages principaux féminins métisses et noirs. Or, longtemps et encore aujourd’hui (les choses évoluent un petit peu fort heureusement), « la femme noire est enfermée dans des rôles et caricaturée dans les deux sens. Soit on est dans la position de subalternité ou éventuellement de délinquantes, soit on est des femmes exceptionnelles, c’est-à-dire, des guerrières, des êtres généreux, incroyables, ou des femmes qui élèvent leurs enfants toutes seules ».

Représentation des minorités

Cher lecteur, cette question de la représentation en littérature, au cinéma, au théâtre ou dans les bandes dessinées et livres jeunesse notamment est de plus en plus soulevée en France, par des blogueurs, des militants ou des auteurs se présentant pour certains comme « racisés » ou « afro » La présence d’héroïnes et d’héros noirs dans la fiction française mais aussi internationale n’a jamais été autant d’actualité. Les réseaux sociaux notamment ont permis de placer le débat au devant de la scène, non sans quelques ratés ou caricatures. Mais qu’importe, le débat sur la représentation des minorités a le mérite d’être posé et donc d’exister. Paula Anacaona dresse dans ce premier roman, une Victoria possédant en elle toutes ces revendications légitimes mais source parfois de délires identitaires. Je pense à son expérience ratée d’écrivain pendant laquelle la protagoniste n’aura de cesse de vouloir bâtir littérairement parlant, une personnalité brésilienne à son image : c’est-à-dire, femme, riche, noire et belle. Le lecteur la suit dans sa difficulté à écrire un livre autour de Chica Da Silva, première femme noire à accéder à l’élite brésilienne. Cet essai est un échec mais il libère le personnage d’un poids historique qu’elle est incapable de porter. Pourquoi ? Est-ce parce qu’elle est métisse et qu’elle a grandi dans un milieu non pauvre ? Est-ce parce qu’elle « ne sait pas quelle histoire raconter ? » et que son héroïne dans la vie, c’est « sa petite blanche de maman ? ». Est-ce parce qu’elle ne connaît pas son père noir, celui qu’elle surnomme rageusement « Fils-de-pute » ? (Un terme qui aux dire de l’éditrice a été très mal accueillie par ses lectrices noires).

Tout au long du roman où l’on suit l’évolution de Victoria, ses doutes, ses forces et ses faiblesses en tant que femme, mère et en tant qu’être, je ne pouvais m’empêcher de me demander si s’identifier à un personnage, en littérature notamment pouvait ne dépendre que de la « couleur » ou « race » dudit personnage. Si je décide d’être une héroïne shakespearienne, pourquoi ne pourrai-je pas intérieurement, à ma façon, dans mon propre corps être ou devenir une héroïne shakespearienne ? Cela ne fait-il pas partie après tout de l’un des nombreux tours de magie que permet l’art écrit ? Devenir quelqu’un d’autre par les seules forces de l’imaginaire ?

« Je ne trouve pas la fierté intellectuelle dans ma couleur »

En réalité, si Victoria ne parvient pas à écrire ce livre qu’elle souhaite tant, celui sur « une grande héroïne noire », dans lequel elle aurait évoqué également la question de la  « politisation de la mémoire » et du « manque de représentativité des Noires dans l’Histoire », c’est parce qu’elle s’est mise dans la posture de l’écrivaine noire qui pourrait semble t-il venger sa race par les vertus de la littérature. Mais aussi et surtout parce qu’elle se trompe sur l’histoire qu’elle doit raconter. Donc, elle ne sait pas comment s’y prendre, par quel bout commencer. Et puis, écrire n’est pas sa réelle vocation. 

« J’avais accroché une photographie que j’avais fait imprimer sur la toile, une photographie qui allait, croyais-je, m’inspirer, je la décroche du mur, la regarde une dernière fois, et la brise contre mon bureau, violemment, mais c’est la toile tendue sur du bois, ça ne se casse pas, alors je m’énerve dessus, je la jette encore plus fort, je finis par la crever à coups de ciseaux »… 

La photographie que déchire Victoria est celle de l’écrivaine américaine Toni Morrison, qui a toujours expliqué qu’elle écrivait pour les afro-américains. L’auteure de Sula et  Beloved a également dit : « S’il y a un livre que vous voulez lire mais que vous ne trouvez pas, écrivez-le ». Si Victoria a cherché à suivre ce conseil à la lettre, elle n’y est pas parvenu. « Je ne trouve pas mon angle d’écriture, je ne trouve pas la fierté intellectuelle dans ma couleur », se désespère l’héroïne. Je trouve cette réflexion autour de la démarche de l’héroïne assez intéressante et je la lie à une autre soulevée dans un des chapitres du livre intitulé Black Fiction. « Je commence à me demander si l’écrivain noir est condamné, toujours, à évoquer l’Histoire ». Est-ce une question qu’en tant qu’écrivaine, vous vous êtes posée et que pensez-vous de cette réflexion que se fait Victoria ? ai-je demandé à Paula Anacaona. « Pour Tatou, non, je ne me suis pas spécialement posée la question parce que c’est vraiment un roman contemporain. L’héroïne est complètement dans le présent. Pour moi, parler d’Histoire ça n’avait pas de sens mais l’héroïne se pose ces questions. Moi, je n’ai pas de réponse à cette question mais ce thème m’obsède et j’y réfléchis. »

YB.

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About Me

An English diarist and naval administrator. I served as administrator of the Royal Navy and Member of Parliament. I had no maritime experience, but I rose to be the Chief Secretary to the Admiralty under both King Charles II and King James II through patronage, diligence, and my talent for administration.

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