Deuxième partie :
Les chants noirs du blues charlésiens à la Florida State University : « vous reprendrez bien un peu de mes cauchemars ? »
Tallahassee. Un nom difficile à prononcer, peut-être en raison du h, cette lettre à l’allure et à la prononciation intransigeantes qui scinde le mot en deux parties comme si ce caractère pouvait symboliser ou rendre visible une séparation.
Il n’est pas faux de dire que deux mondes cohabitent ensemble dans cette ville du Sud, historique, capitale de l’Etat de Floride depuis 1824, connue surtout pour l’importance de sa communauté étudiante.
Ces deux mondes s’incarnent à première vue au cœur des deux plus anciens établissements d’enseignement supérieur que comptent la « Collège Town » (la ville abrite aussi le Tallahassee Community College depuis 1966) comme on la surnomme : la Famu (Florida Agricultural and Mechanical university) et la FSU (Florida State university). A Tallahassee, les élèves de ces deux facultés ne se côtoient pas, d’après le récit fait par quelques étudiants de la FSU au cours du colloque sur l’écrivain haïtien Jean-Claude Charles.
Rappelons que la Famu, université noire fondé en 1887 sur des terres octroyées par l’Etat américain, comme le précise l’écrivain James Baldwin dans « Point de non-retour » (cet essai fait partie du recueil intitulé Retour dans l’œil du cyclone publié aux éditions Bourgois en 2016) a été l’épicentre d’une importante protestation étudiante durant
la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis. Peu de temps après l’annonce de l’assassinat du leader noir Martin Luther King, dont nous fêtons cette année le cinquantième anniversaire, la Famu a été en première ligne des révoltes et manifestations.
Système scolaire ségrégué du Sud : « un moyen de contrôler les noirs »
La FSU, créée en 1851 est une faculté d’abord fondée pour les Blancs. Cette binarité de
« couleur » qui prévalait vers la fin du XIXème siècle dans le sud du pays, et s’est accentuée par des politiques allant dans le sens d’un monde noir et d’un monde blanc dans l’éducation scolaire, n’est aujourd’hui plus aussi naturelle.
En 1960, Baldwin écrivait que « le système scolaire ségrégué a toujours été utilisé par les Etats du Sud comme un moyen de contrôler les Noirs » (Point de non-retour). Au cours de son reportage à Tallahassee, déjà évoqué dans un précédent article, l’auteur insiste sur l’inégalité des infrastructures qui a toujours prévalu dans les écoles pour Noirs.
Elle va de pair avec « la situation de l’homme noir dans le Sud et dans ce pays tout entier » dénonce t-il.
La visibilité des étudiants noirs à la FSU (ou ceux d’étudiants blancs à la Famu) n’est pas le sujet de ce long texte, mais dès notre arrivée dans la ville, les discussions d’avec quelques étudiants de la faculté la plus huppée de la ville, ont pris d’assaut de vieilles thématiques, qui à l’heure actuelle nous explosent à la figure.
Un français venu étudier aux Etats-Unis nous explique que Tallahassee est une ville ségréguée. Le mot est lâché, non comme une bombe mais plutôt comme un constat qui semble n’avoir pris aucune rides. Le jeune homme nous parle de l’ambiance pesante qui règne dans cette ville administrative accueillant de nombreux séminaires et conférences internationales. Il confie également son désir d’aller étudier dans une autre ville américaine, en raison de cette drôle d’atmosphère.
Il y a les lieux où sortent les blancs, et ceux où se rendent les noirs confient une autre étudiante française de la FSU. Il y a les soirées blanches et les soirées noires. Là ou vivent les noirs, et là où vivent les blancs. Après une petite balade en voiture, la cartographie de Tallahassee, son histoire passée se laissent deviner. C’est en majorité dans le Sud qu’habite la communauté noire, les blancs résident dans le Nord. Lorsque l’on traverse la ville du Nord au Sud, la précarité fait les yeux ronds.
Et lorsque l’on s’attarde devant la Famu, située sur une des nombreuses collines de Tallahassee, on pense à la beauté et à la longueur du campus, beaucoup moins impressionnant que celui de la FSU. Nous voyons de nombreux étudiants noirs marcher dans l’enceinte de l’établissement ou discuter entre eux. Au sein même de la communauté estudiantine, nous précise t-on, cette séparation de deux mondes se fait sentir.
JEAN-CLAUDE CHARLES À L’UNIVERSITÉ
Les étudiants de la FAMU auraient sans doute apprécié les débats autour de l’écrivain Jean-Claude Charles, qui se sont tenus à la FSU du 22 au 24 mars.
Ces discussions ont porté entre autres sur des sujets qui ont fait et continue de faire l’objet d’un traitement particulier dans les médias français et étrangers, à l’instar de la situation des réfugiés ou encore celui de « L’Amérique et le racisme ».
Les étudiants de la FAMU auraient sans doute écouté les quelques écrivains haïtiens, français, américains, les quelques étudiants, artistes et chercheurs lire et décrire l’oeuvre d’un auteur noir, à la langue complexe, fine, onirique, puissante. Une langue qui dès 1979 exhume les dérives et monstruosités langagières, esthétiques, culturelles, littéraires autour du corps noir. Pour celui qui a écrit le roman Bamboola Bamboche (1984), il n’y a point de question noire et ce que d’aucuns nomment l’identité noire n’est qu’un concept piège, visant à emprisonner.
Lire aussi : Le sort des boat-people haïtiens aux Etats-Unis
Organisé par le Winthrop-King Institute, spécialisé dans les études françaises et francophones, et qui fait partie de la FSU, le colloque Ecrire le blues : Jean-Claude Charles et la littérature caribéenne moderne nous a permis d’entendre plusieurs histoires autour d’un homme peu connu aujourd’hui, dont le premier roman, Manhattan Blues, publié en 1985 en France, a été salué à sa sortie par l’écrivaine française Marguerite Duras.
L’auteur et académicien Dany Laferrière n’a pu être présent au colloque mais s’est exprimé par visioconférence.
Il a pour la première fois rencontré Jean-Claude Charles en 1986, à Port-au-Prince, peu de temps après la chute de Jean-Claude Duvalier : « nous étions plusieurs journalistes venus à Port-au-Prince pour essayer de rendre compte de l’événement ». Pour Laferrière, Jean-Claude Charles est « un homme très contemporain », une sorte de personnage qui donnait toujours l’impression lorsqu’il parlait, « d’être dans la littérature ».
Ce citoyen du monde a conçu le concept d’enracinerrance qui se décline dans son œuvre à travers de multiples thématiques, notamment celui du refus de « l’ancrage » a précisé le spécialiste de littérature caribéenne Michael Dash.
D’après le chercheur, Jean-Claude Charles est le premier auteur haïtien à dire qu’il ne dépend pas du collectif. Est-ce à dire que ses écrits à très forte dimension autobiographiques, ne trahissent pas parfois, son ambition d’homme de lettres, de nomade aux pieds poudrés attachés à l’énigmatique solitude en chaque homme ?
Est-ce à dire que Jean-Claude Charles n’écrit pas pour la collectivité ?
Dans l’essai de si jolies petites plages (1982) le journaliste utilise à quelques reprises le pronom personnel « nous » mais c’est bien la première personne qui est Reine dans l’ensemble du livre. S’inclut-il en disant nous, dans la diaspora haïtienne ?
Est-ce une manière de brouiller les règles du jeu de la narration, comme il aime si bien le faire dans ses écrits ? Sans doute car à en noter par l’ironie d’une réflexion autour de cette question, Jean-Claude Charles critique ce qu’il considère comme étant une manie.
« Cette manie, encore : on, nous… Nous sommes un million. Le chiffre chante dans la tête de chaque Haïtien-à-l ’étranger. Etre Haïtien-à-l ’étranger, c’est une vraie nationalité. Citoyen du pays sans bornes de l’Exil. Il y a même un mot pour ça : diaspora ».
L’écriture, dans ce recueil qui traite des exilés haïtiens aux Etats-Unis dans les années 80, déborde de réflexions et d’interrogations sur le sujet de la collectivité, comme pour laisser place aux longues « plages de la mémoire » et à une histoire, celle d’Haïti « qui affectionne tant les records ». « Aspire t-elle à devenir capitale de de la douleur » se demande l’homme sans légende ? Et les souvenirs de son enfance s’empilent derrière cette enquête noire de blues.
L’errance et la mobilité chères aux yeux de Charles sont une continuité de l’homme-écrivain, « patenté écrivain », comme l’a exprimé Laferrière. Petite anecdote racontée par Elvire Duvelle Charles, la fille de Jean-Claude Charles. Encore aujourd’hui, a t-elle révélé en mars dernier, elle reçoit des mails de personnes à qui son père confiait des écrits. « Il dispersait ses manuscrits chez les uns et chez les autres ».
En lisant du Charles, on se rend compte de l’errance de sa pensée, de la force de ses mots qui ne sont presque plus des mots simples convoqués dans l’acte d’écriture mais des cris arrachés de partout. De la mémoire, du corps, d’Haïti, de la musique, de l’amour, du sexe, de l’enfance, du voyage, du rêve, de la mort. L’errance est le blues de Jean-Claude Charles, la bouée funestement belle à laquelle il s’est accroché par choix, son exil intérieur.
Inscrire son œuvre dans le lieu de l’université est une manière nous l’avons dit, de rendre hommage à un écrivain devant être lu et étudié par tous, tant la langue et la poésie qu’il a créée touchent. Comment ne pas souligner l’importance et la richesse de textes littéraires écrit par l’un des meilleurs écrivains haïtiens contemporains, décédé en 2008 ? Comment ne pas revendiquer la recherche de nouvelles pensées autour de la race et du blues dans une littérature caribéenne plurielle ?
A l’heure où l’on parle d’exil, de « crise des réfugiés », à l’heure où l’on supprime un mot tabou de la Constitution française comme pour se donner bonne conscience, il serait bon de prendre le temps de lire et d’analyser les essais documentés, pertinents d’un auteur d’exception dans le paysage littéraire d’Haïti.
« À HISTOIRE TRAGIQUE, ÉCRITURE IRONIQUE »
Jean-Claude Charles à l’université est loin d’être une banalité. Faire entendre les mots de cet auteur est l’objectif de la Performance théâtrale et musicale que l’on a présenté dans le cadre du colloque.
Il y a bien des manières de mettre au monde, la vision d’un écrivain qui s’est attaché à raconter et peindre parmi d’autres sujets, l’odyssée haïtienne peu comprise et peu connue.
Nous passons par la poésie, l’oralité et la musique sensibles par tous, accessibles par tous les cœurs (du plus populaire au moins populaire). L’université a tout intérêt à ne pas enfermer dans une certaine lecture ou dans des concepts ou mouvement de pensée, un écrivain qui se définissait par la mobilité, par « l’incessante migration ».
Au contraire, l’institution universitaire peut mettre en lumière les différentes connexions que proposent aujourd’hui l’œuvre de cet auteur habité, pour qui le voyage est une « ascèse », ouvrir son espace à d’autres âmes, proposer de nouvelles rencontres, de nouvelles façons de pensées et de concevoir la littérature, l’écriture et la grande histoire du monde.
Lire aussi : Impression au soleil du blues avec Baldwin et Charles
Yslande Bossé.
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