Lorsque Zouzou, 12 ans et sa maman qui vient de divorcer, débarquent dans leur nouvel
appartement, la première chose qu’elles font, c’est « décoller l’ancien papier peint jusque tard dans la soirée . Il y avait des fleurs mauves dessus ».
Pendant que Lucie, la mère de l’héroïne du cinquième roman de l’écrivaine Faïza Guène se plaint du mauvais goût des anciens occupants, la jeune fille, elle, imagine à quoi pouvait bien ressembler les « gens qui avaient vécu là » avant qu’elles ne prennent possession des lieux.
Nous sommes au troisième chapitre de Millénium Blues. Zouina, alias Zouzou est la narratrice de cette fiction presque sonore dans laquelle la musique tient une grande place dans la vie des personnages. La musique comme fil nostalgique, comme madeleine de Proust semble être un protagoniste à part entière dans ce roman plein de verve, de mots aiguisés, et de quête de sens. Les paroles des chansons de Bjorn Alvaeus, de ABBA, Guns N’ Roses croisent celles de Idir, célèbre parolier kabyle et celles de Lunatic. La construction du livre en de multiples chapitres non numérotés mais affichant des dates, des âges, des expressions, des prénoms, des mots figés à l’intérieur de guillemets, apporte à l’ensemble du roman une ambiance de comédie musicale.
Dans ce vaste spectacle, Zouzou tient le rôle de cet être qui a le souci de l’Avant. C’est-à-dire de ce qui a été avant qu’elle ne soit, de ce qui a existé concrètement avant sa présence au monde, avant qu’elle ne soit consciente et sensible pour en témoigner.
« J’ai eu ce sentiment pendant des années, qu’avant moi c’était le paradis. Je faisais partie du monde d’après. » confie la narratrice au début du roman lorsqu’elle pense à ses parents qui se sont séparés.
N’est-ce pas un peu de cela qu’est fait le blues ? De cette inquiétude intimement solitaire pour les choses et les gens déjà loin, déjà partis, déjà effacés des murs du temps et de la vie comme « ces énormes fleurs mauves » sur le papier peint du nouvel appartement de Zouina et de sa mère ?
« Ces énormes fleurs mauves qu’on décollait rageusement incarnaient la fin d’une ère. »
AU COMMENCEMENT ÉTAIT ZOUZOU
Cet enfant du divorce est le fruit d’un amour qui a éclaté. La relation entre Ali, un kabyle qui boit de la Leffe et qui adore les chansons de Johnny Hallyday, et Cécile une française coquette, employée dans une bijouterie qui a transmis à sa fille, son goût pour le groupe ABBA est racontée à travers le regard de la gamine, de l’adolescente, de la jeune femme, puis de la mère, qu’est Zouina.
Petite, son père lui demande de « marcher comme une fille » puis plus tard, quand la jeune fille trouvera un boulot d’aide aux personnes âgées auprès de Simone, il lui empruntera un peu d’argent car il est toujours au chômage. Sa mère ne supporte pas son ancien époux et évoque devant Zouzou, tous les travers de son paternel, qu’elle a pourtant aimé. Elle est une « femme de crises », nous révèle la narratrice.
De la rencontre de ses parents dans une station essence à leurs dîners romantiques à la Taverne d’Ali Baba, un restaurant « mi ch’ti-mi-kabyle », la narratrice fait s’animer les lieux, les décors, les odeurs et les couleurs d’un passé.
On suit donc au fil des chapitres, la vie et les pensées de l’un des personnages les plus complexes de Faïza Guène.
Zouzou est l’enfant d’un couple qu’on dit mixte. C’est aussi une enfant de divorcés qui s’interroge beaucoup et observe avec précision les mouvements d’humeurs de son père, de sa mère. Cherche t-elle à lire en eux pour mieux lire en elle ? Quand son histoire avec Eddy, le père de sa fille Lila tourne mal, le personnage va se rendre compte des liens qui l’unissent à ses deux parents. Elle va comprendre ce que ressentait sa mère quand celle-ci la regardait par la fenêtre rejoindre son père pendant les week end. Elle va aussi comprendre ce que ressentait son père lorsque c’était son tour, et qu’il faisait ce qu’il pouvait…
Oui, il est aussi question de transmission dans ce roman aux mots justes, honnêtes, fidèles à l’univers et à l’atmosphère des précédentes fictions de l’écrivaine découverte à 17 ans.
GÉNÉRATION NOSTALGIE
« La nostalgie nous consume, on donnerait tout pour y revenir, à cette époque, c’était l’apogée. C’était quelque chose de grandir dans les années 90. Ca a été une chance d’appartenir à cette génération ».
La voix de l’héroïne nous guide dans une traversée des âges et des époques, de manière non chronologique comme s’il fallait non pas brouiller ou fausser les pistes au lecteur mais composer une sorte de répertoire musico-sociétal, où l’on pourrait à la fois lire, voir et entendre une certaine mélodie des cœurs. Celle d’une génération singulière dont les portraits sont croqués d’un coup de pinceau tendre et aiguisé.
Cette génération a vu se lancer le forfait téléphonique Millénium, le Panasonic Shock Wave « ce walkman CD qui pesait une tonne et qui était trop grand pour tenir dans une poche », le Minister Amer, Doc Gyneco, Nirvana, la Fonky Family ou encore Wallen. Ce Millénium Blues dont souffre Zouzou a le visage d’une France euphorique pendant l’année 1998, de cette France labellisée Black, Blanc, Beur après une Victoire symbolique et historique, d’une France qui embrassait le front des footballeurs, d’une France qui, plongée dans les eaux des années 2000 s’affolait (encore) de voir le Front national passer le 1er tour des présidentielles.
Les événements de l’histoire mondiale se fondent dans la vie intime de l’héroïne, jeune femme, jeune mère à la fois naïve, romantique, discrète, humaniste, rêveuse, fidèle… Sa longue amitié avec Carmen s’étale sur quinze années. Elle fait partie de l’une des micro-histoires de ce roman aux tonalités dramatiques, entendez par là, le sens théâtral du mot. Sa tonalité tragique. Le début du roman, qui démarre in medias res fait basculer la vie de Carmen, modifie la trajectoire qu’aurait pu prendre son existence.
Nous sommes le 11 août 2003, en pleine canicule et un accident va transformer un destin. L’inéluctable, s’il est ancré dans ce monde qui change tel un vieux chewing gum sur le bitume, il n’aura pas la peau de l’amitié liant Zouzou et Carmen. Deux coeurs simples. Deux filles ensemble qui expérimentent l’aventure des illusions et des désillusions. Zouzou et Carmen, ces deux camarades que les années ont vu s’aimer, se détester, se tourmenter, s’ignorer dans un monde à la fois dur mais beau. Une vie Millénium Blues, ressemble à un poème de Verlaine. La Fête cache une certaine amertume de la vie mais celle-ci mérite tout de même d’être célébrée.
Yslande Bossé.
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